Le XXe siècle a cinq ans. Maria de Los Dolores à peine quatorze.
Comme tous les jours depuis qu’elle est en âge de travailler elle se rend à pied, à travers les ruelles poussiéreuses de son village, laissant sa maison derrière elle. Certaines habitations sont en ruines et des ouvertures béantes chutent des plantes folles et quelquefois, des vols d’oiseaux criards jaillissent des toits crevés. Ce sont les bâtisses abandonnées depuis le départ des propriétaires vers d’autres contrées. Puis par des sentiers sentant bon la nature verdoyante, bordés de ramures bruissantes dans l’air du matin, vers la petite rivière qui chante en contrebas. Son lieu de labeur.
Habillée comme d’habitude avec une longue tunique légère aux motifs de fleurs fanées, un haut sans manches, elle porte sur la tête en plus de ses longs cheveux attachés, un chiffon entortillé, plutôt de forme circulaire, de couleur encore vive malgré l’usure. Et par-dessus, un vieux baquet métallique débordant de vêtements à laver. En dépit de l’habitude elle ploie, comme un roseau fluet mais solide sous la charge.
Au détour des méandres qui font ressembler la rivière à un long serpent argenté, couvert d’éclats de soleil, elle vient à la rencontre des autres femmes du village de Portman, sous les saules pleureurs, sur l’une des rives. Comme Maria, elles savonnent, elles tapent, elles rincent, et les planches en bois chantent sous les coups de battoir. Les linges des familles la plupart du temps. Des chants de la tradition, les chants que chantaient leurs aïeules couvrent la douce musique de l’eau de la rivière quand elle éclabousse les têtes des rocs moussus. La corvée semble moins pénible quand, s’échappent des poitrines, opulentes parfois, des airs entraînants.
Maria est jeune et elle chantonne aussi d’une voix un peu fluette, mais juste. Cette belle architecture harmonique attire les oiseaux qui nichent dans les environs, à se mettre de la partie et à piailler de concert. Ce sont ses parents qui lui ont demandé de travailler car l’argent ne rentre pas de manière régulière dans le ménage Gimenez. Maria aurait aimé poursuivre sa scolarité, mais son âge et les besoins pressants de la famille, l’ont poussé à gagner quelques sous ! Elle s’est donc engagée dans une famille un peu aisée du village, elle lave les draps rêches mais de belle facture et le beau linge de maison raffiné, s’en sortant plutôt bien. Son petit salaire, Maria le remet à ses parents, à sa mère le plus souvent, car son père aurait tendance à le dépenser dans la boisson plus que de raison ! Pourtant les tavernes sont rares dans le village. Mais elles sont attirantes par les boissons que l’on peut y déguster et les parties de cartes avec les connaissances. Cependant le petit lopin de terre familial attend patiemment les mains de Diégo, la terre s’assoupissant faute de soins réguliers et elle devient paresseuse à l’image de son locataire !
« La terre est comme les hommes, elle doit être ensemencée, cultivée et aimée pour donner de bonnes cultures et des fruits succulents» se dit-elle quelquefois sur le long chemin du retour vers le village, quand le jour s’en va, là-bas derrière l’horizon.
Après avoir lavé tous les vêtements qui lui ont été confiés, elle les étend précautionneusement sur l’herbe tendre et encore verte en ce début d’automne, en plein soleil. Le ciel d’un bleu franc semble couler derrière la ligne formée par les vallonnements au-delà de la rivière bruyante. Plusieurs heures sont passées à ramasser des brassées de fleurs pour la maison, à écouter le chant des oiseaux pour les imiter, à entendre craquer le vent dans les arbres, et la voilà de retour dans la masure familiale où l’attendent sa mère et ses frères, ses sœurs. Le repas frugal du soir pris, à la lueur des chandelles, le père arrive enfin et s’assoit sur le seul tabouret non occupé. Il débite comme tous les soirs la même rengaine, sa rengaine :
– « La terre ne donne plus assez pour nous nourrir, les animaux sont squelettiques, et plus personne ne veut nous faire crédit… Manuela nous devons partir ailleurs… Ce n’est pas avec le peu d’argent que ramène Maria que nous allons pouvoir tenir…Plus personne ne me propose du travail… »
Maria et sa mère, sont atterrées par ce qu’elles entendent. L’une et l’autre se rapprochent, à se toucher, le souffle court, s’essuyant les mains aux tabliers délavés. Pour se donner un peu de force, elles se regardent, muettes. Dans l’attente.
L’air épais devient irrespirable dans la pièce au plafond bas. Quelques plâtras soutenus par des toiles d’araignée se balancent entre les poutres noircies par le temps. Une poule picore un peu de maïs dans un angle de la grande pièce qui sert de logement. Le soleil au plus bas en cette fin de journée, s’infiltre par les rideaux déchirés qui pendent devant les petites ouvertures sans fenêtre.
– « Que veux-tu que l’on fasse ? » lâche tout d’un coup Manuela, d’une voix sourde.
– « Partir de ce maudit village, de cette région, il n’y a que de la misère et des maladies. Nous n’arrivons plus à manger à notre faim, les enfants sont maigres, pareils à nos ânes. Vois nos poules squelettiques ! Regarde autour de nous. Le village se dépeuple et nos amis s’en vont ailleurs »
– « Pourquoi dépenses-tu l’argent de Maria en allant boire avec tes copains ? Tu préfères passer des heures à jouer aux cartes, dis ? Tu ne penses pas à nous… Sauf quand le vin te rend malheureux ! Et notre bout de terre pourquoi la laisses-tu mourir ? » lui dit Manuela en sanglotant.
Diégo, les avant-bras posés sur ses jambes, ne relève pas la tête. Ses cheveux bruns, gras, lui tombent dans les yeux, le visage dans ses mains en forme de berceau. Il a peur d’affronter le regard noir de sa femme. Il ne sait plus quoi répondre aux reproches de Manuela, qui continue de plus belle. Profitant de son silence qu’elle entend coupable et d’une voix teintée de colère :
– « Dis-moi Diégo, c’est ça que tu veux, nous faire mourir de faim et de honte aussi ? Pourquoi tu ne travailles pas ? C’est plus facile, d’aller s’amuser avec les poivrots du village, dis ? Et nous, tu penses à nous ? Prends une décision, n’importe laquelle, peu importe, la situation ne peut plus durer..»
Diégo n’a jamais pris de grandes initiatives dans sa vie d’avant le mariage, n’étant ni courageux, ni très résolu, mais il sent monter en lui la colère de ne pas être, encore une fois, à la hauteur de la situation dramatique dans laquelle par sa faute, sa famille est plongée. Mais cette fois-ci, il se lançait, il allait montrer à sa femme qui était le maître dans le couple.
– « Manuela, nous allons partir. Nos voisins, nos amis, les uns après les autres s’en vont. Où je ne sais pas, mais nous n’avons plus le choix. Nous devons immigrer comme tant d’autres avant nous. Je te promets que dans cette nouvelle vie je me conduirai bien et que je n’irais plus boire…ni jouer à la ronda ! Je garderais le salaire pour la famille. Tu es d’accord ? »
Dans ces paroles, Manuela retrouve un peu du Diégo qu’elle a connu quinze années en arrière, son regard s’illumine, un timide sourire revient sur ses lèvres. Après quelques minutes et avoir lancé un regard vers sa grande fille, elle laisse tomber :
– « Je suis d’accord. Mais je n’oublierai jamais la promesse que tu viens de faire devant les enfants et devant Dieu »…
Bientôt Maria annoncera son départ à ses amis d’enfance, la tristesse dans ses yeux couleur marc de café.
La vie de lavandière, vivre à la campagne, parcourir les chemins en pleine nature, c’est cela qu’elle voulait. Peut-être que cette vie de paysanne ne serait plus possible là-bas ! Dieu sait où ! Et elle se précipita vers sa couche de paille flétrie et se mit à pleurer sur son sort de jeune fille.