Ce matin-là, le plateau Saint-Michel se secouait lascivement, après une douce nuit à dormir sous les constellations du ciel méditerranéen. Les lampadaires, pareils à des lucioles endormies, éclairaient encore les rues humides de rosée, et les premiers marchands nettoyaient à grande eau les trottoirs devant leurs devantures, rejetant dans les caniveaux les papiers et les détritus, vestiges inanimés de la vie nocturne du quartier. Peu à peu les voitures pétaradantes envahissaient la chaussée luisante, se dirigeant vers la gare centrale pour y déverser leurs passagers en partance vers d’autres lieux.
La gare, longiligne bâtiment blanc de style mauresque, ressemblait à s’y méprendre à une imposante mosquée. À l’intersection des deux grandes façades principales côté ville, comme un minaret bienveillant, une tour carrée, massive, dominait de toute sa hauteur, avec ses cadrans d’horloge dans les quatre directions cardinales, semblable à une rose des vents, rythmant la vie quotidienne du quartier. Sur la droite dans le prolongement de la tour, une coupole majestueuse, décorée avec des émaux en sous-face, coiffait le hall d’entrée des voyageurs. Ceux-ci, attendant les départs des trains, chuchotaient, car l’acoustique sous le dôme divulguait les secrets des gens ne sachant pas tenir leur langue ! Des ouvertures en arcades donnant sur les parvis extérieurs, un bourdonnement profond et métallique se frayait le passage vers les rues avoisinantes. Une odeur d’huile, de métal, de carburant envahissait le hall. Les sifflements stridents des locomotives tractant les convois sur le départ s’élevaient en notes vibrantes dans l’air transparent et chaud de ce quartier populaire de la ville d’Oran.
Sur les trottoirs et les placettes autour de la gare, les premiers marchands ambulants installaient leurs étals et les marchandises, parfois à même le sol sur de grandes couvertures, tout ce dont pouvaient avoir besoin les passants et promeneurs matinaux. La ville reprenait vie pour une nouvelle journée animée, dans les mille et un bruits familiers aux grandes métropoles soucieuses de leur attrait et de leur diversité.
Au numéro 38 du boulevard Marceau, dans le petit logement des Alonzo, le réveil en revanche n’était pas habituel : un peu plus matinal, un peu plus joyeux et beaucoup plus impatient et fébrile. Aujourd’hui verraient la cérémonie et la fête du mariage d’Antoinette qui courait sur ses 22 ans ! Il faut se préparer promptement car le fiancé viendra la quérir, accompagné de sa famille, juste après le repas de midi. Et il y en aurait des préparatifs à mener à terme ! Antoinette ne peut compter que sur sa mère et sur sa sœur Carmen pour l’aider à se préparer, Jeannette et Emmanuelle ayant quitté le cocon familial. Toutes les deux avaient trouvé « chaussure à leur pied » depuis de longues années et Antoinette chérissait déjà des nièces et des neveux qu’elle choyait quand elle les voyait.
Sauveur n’avait pas bien dormi dans son logement de la rue du Fondouk qu’il partageait avec Julot, célibataire comme lui. Mais celui-ci savait, depuis les fiançailles de Sauveur, qu’un jour ou l’autre il devrait laisser la place à Antoinette, qu’il trouvait d’ailleurs fort jolie. La courte nuit passée à se tourner et à se retourner sur ce mauvais matelas l’avait laissé quelque peu épuisé et le café noir n’avait pas réussi à le ragaillardir. Il repassait sans cesse en boucle toutes les préoccupations de ce jour : l’heure à laquelle il était censé accompagné de sa famille aller chercher Antoinette, le parcours pour aller jusqu’à l’église du Saint-Esprit, Place de la Bastille, les vêtements qu’il allait porter. Et surtout de ne pas oublier de prendre avec lui les alliances qu’il gardait jalousement depuis une semaine dans le tiroir de la commode. Le petit-déjeuner fini, Julot lui fit remarquer qu’il faisait beau en ce début du mois de juin et que tous les nuages de la veille s’étaient éclipsés sans demander leur reste. Puis il ajouta d’un air joyeux :
« Je suis heureux pour toi et je te souhaite tout le bonheur du monde avec ta future épouse. »
Ces quelques mots dits avec la voix pâteuse du matin réveillèrent pour de bon Sauveur qui partit, en sifflotant le dernier air à la mode, vers la salle de bains pour faire un brin de toilette. Il était bien réveillé !
En cette année 1948, les familles des futurs époux appartenaient à la population pauvre d’Oran, descendante des immigrés espagnols du siècle précédent. Les logements dans lesquels ils vivaient, étaient vétustes, mal meublés. Les enfants et les adolescents pas très bien vêtus, la misère s’affichant dans les vêtements comme la lèpre sur les murs de grisaille des taudis. Les garçons, quand les familles le voulaient, étaient envoyés dans les écoles des quartiers, car il fallait faire un tant soit peu d’études pour pouvoir travailler. Les filles, quant à elles, devaient souvent jouer le rôle de deuxième maman et, de ce fait, elles étaient sacrifiées à la survie de la famille. Les femmes et les hommes n’étaient pas à égalité de chance dans la vie de tous les jours ! Et il ne fallait pas se plaindre de sa condition ! Mais Antoinette et Sauveur étaient à égalité parfaite pour l’éducation scolaire: ils avaient quitté l’école vers l’âge de neuf ans. Avec seulement quelques notions de français et de calcul ! ………