La mer somnole par-delà la digue qui ferme la rade de Mers el-Kébir. En ce début de matinée le vent est atone, le bleu de la mer translucide, quelques nuages échevelés à l’ouest, font la course lentement dans l’azur du ciel. Assez loin du port, par-dessus le mont Murdjajo et dans la direction de Santa Cruz, Oran se prélasse en cette belle matinée d’été. Le port commercial, au bas de la corniche, est en petite activité, pour recevoir les navires et bateaux de la marine marchande qui accostent après avoir réussi à éviter les sous-marins allemands qui, comme des molosses, montent la garde dans les eaux apparemment tranquilles de la Méditerranée.
Sauveur, comme tous les jours, se rend à son travail à pied. À son âge il n’a pas encore le droit de conduire un véhicule et d’ailleurs cela ne lui dit rien. À 17 ans, il préfère prendre son temps, flâner par les rues et ruelles en pente douce qui le conduisent doucement vers la gare maritime. Il est employé de bureau aux Services communs des colis postaux sur le port. Avec vue imprenable sur les navires marchands, et surtout sur la mer immense qui déploie son paysage liquide teinté de bleu et de vert dans les senteurs marines. Après avoir pris un casse-croûte insipide sur le coup de midi, il décide d’aller faire une balade sans trop s’éloigner de son bureau, en montant sur les hauteurs pour contempler à loisir le spectacle de la côte oranaise sous le soleil, bercée par la brise marine. La vue somptueuse l’émerveille et il est heureux de vivre !
Il a bien entendu ce matin, à la radio, les dernières informations, à travers les parasites et les crachouillis des stations en grandes ondes. Il connaît les exigences des forces navales anglaises, et l’ultimatum donné à l’escadre dans le port de Mers el-Kébir, de se saborder avant 17 h 30. Mais il se dit que ces affaires d’adultes finiront bien par s’arranger, que le pire sera évité! Pourtant, il lui revint ce que son père, marin de la marine marchande, lui avait raconté sur la mutinerie du cuirassé Potemkine pendant la révolution russe de 1905. Et une phrase en écho se répercutait en lui : « Marins, ne tirez pas sur d’autres marins ! »
Cependant, peu avant 14 heures, il entend des bourdonnements d’avions et, levant la tête, il aperçoit quatre ou cinq bombardiers qui se dirigent vers la passe de Mers el-Kébir. Décrivant un large cercle, ils laissent tomber à l’entrée de la passe cinq mines magnétiques, soulevant des gerbes d’eau écumante. La sortie du port est minée ! L’escadre française est prise au piège ! Doit-il rester là et attendre la suite ? Doit-il regagner son poste de travail ? La guerre a-t-elle commencé sur le sol algérien ? Perdu dans ses réflexions d’adolescent, il oublie pendant quelques minutes de prendre une décision. Mais la raison lui enjoint de retrouver au plus vite son travail et, contrarié de ne pouvoir assister en direct à la suite des opérations, il décide de redescendre vers le port. Il sait également que depuis Oran, la butte de Santa Cruz empêchera de voir ce qui se passe de l’autre côté, du côté de la base navale! Il a à peine entendu les clairons sur les navires qui appellent aux postes de combat, mais aucune détonation et aucune riposte de la part des navires de guerre.