Ce soir c’est la fête au village. Le quartier de la Marine à Oran ressemble à s’y méprendre, à un « pueblo » espagnol. Les odeurs des plats cuisinés s’échappant des maisons, les sons de la musique jouée dans les auberges et dans les autres lieux de débauche, les cris des enfants jouant dans les ruelles, les habits des hommes et des femmes, et les relents des petits poissons croupissant dans les filets des pêcheurs qui sèchent dans les ruelles en pente, tout rappelle l’Espagne du début du siècle. Nous sommes en 1905, et la famille Gimenez, comme la plupart des immigrés débarquant sur cette terre a trouvé une terre accueillante car peuplée presque essentiellement d’Espagnols. Avec eux, en plus de leurs maigres bagages, ils ont amené tout ce qu’ils sont, leur manière de vivre et leur force de travail. Ces terres presque incultes, qui cernent la ville d’Oran peuvent être cultivées car le climat y est exceptionnel et les terrains à défricher immenses. Et puis les Espagnols sont réputés pour les travaux des champs, et de plus, ils sont bons pêcheurs !
On accroche des calicots entre les petits balcons des maisons vétustes et poussiéreuses, on nettoie les rues, on chasse les rats, on arrose les pots de fleurs devant les entrées des logements, on lessive à grande eau, et on espère que le temps sera clément, que la nuit étoilée viendra adoucir la noirceur du ciel dégagé. Les pêcheurs rangent les filets qui d’habitude sèchent à même la rue et les carrioles sont remisées. Les crieurs de rue an-noncent les réjouissances de ce soir. Les habitants de ce quartier mettront leurs plus beaux costumes traditionnels, les musiciens répéteront dans l’après-midi sur les scènes montées à la hâte. Les tables seront dressées joliment, les plats du pays d’où l’on vient, d’Alicante, de Alméria, de Portman ou d’ailleurs seront servis dans les auberges, les gargotes, et le public bruyant pourra danser aux sons des orchestres improvisés sur les placettes. Enfin, on pourra se souvenir de sa ville natale, de l’autre côté de la Méditerranée, et pourquoi pas, se demander ce que l’on fait sur cette terre d’adoption en exil forcé. Faire des comparaisons flatteuses ou pas, entre les deux modes de vie, et se dire peut-être « qu’avant c’était mieux, car l’on était chez soi, malgré la misère et les maladies! »
Maria de Los Dolores, se prépare dans sa chambrette. Elle vient tout juste d’avoir vingt ans en cette année 1911. Jusqu’à présent Maria a travaillé dur, pour aider ses parents, acceptant n’importe quelle tâche, comme ouvrière dans les petites usines de poissons, nombreuses dans le quartier près du port de pêche. Une belle jeune femme, menue, mais volontaire, sachant ce qu’elle veut. Ses cheveux noirs toujours noués en chignon sur sa tête avec une tresse – une seule – lui tombant sur l’épaule et dans le dos, lui donne un petit air asiatique, comme ses yeux plissés, d’ailleurs. Mais elle est la fierté de ses parents et surveillée comme il se doit. Les prétendants devront montrer patte blanche !
Antonio habite à la Marine depuis son arrivée en 1887. Arrivé à l’âge de 2 ans, il connaît par cœur toutes les ruelles, les escaliers qui montent vers les hauteurs du quartier, les recoins et les places de sa ville. En âge de pouvoir travailler, il a connu, plusieurs petits métiers : cireur de chaussures de gens fortunés ou de la jeunesse dorée, manœuvre dans les usines, aide-maçon sur les chantiers de construction, moussaillon sur les « lamparos » -chalutiers-, enfin, tous les métiers lui rapportant un petit salaire lui convenaient. Assez grand, de moyenne carrure, sa fine moustache déjà grisonnante est posée sur des lèvres épaisses, ses cheveux noirs de houille, gominés à outrance pour donner un reflet bleuté. Un bel « hidalgo », un peu trop sûr de lui, mais le cœur sur la main et beau parleur. Ses parents, eu égard son âge – 26 ans – le presse de trouver une compagne, mais Antonio préfère encore les jeunes femmes qui se laissent faire, pour s’amuser. Il s’habille à la mode espagnole d’un pantalon de toile un peu large, d’une chemise bouffante de couleur ouverte sur sa poitrine légèrement glabre, d’un foulard noué autour du cou, d’une large ceinture rouge pour tenir son pantalon, sans oublier une casquette de toile légèrement défraîchie. Il est fin prêt pour partir par-delà les rues pentues du quartier.
À l’heure où il sort, le soleil décline du côté de l’horizon, les premiers rayons mordorés frappant les façades poussiéreuses des maisons. Il n’a pas plut depuis des semaines. Mais aujourd’hui il fera beau. Et doux, ce soir.
Maria, avant d’arriver sur la place qui abrite l’orchestre et la petite piste de danse, flâne dans les ruelles avec sa meilleure amie. Elles sont heureuses de vivre et pouffent pour un rien : tel qui porte son béret de travers, tel qui boîte en marchant, telle qui porte mal un chapeau démesuré, enfin tous les prétextes sont bons pour rire et pour proférer quelquefois des méchancetés et faire des remarques acerbes, habitudes de la jeunesse insolente et insouciante. La vie est belle, et rien ne pourra les arrêter en si bon chemin pour la fête. Elles se dirigent dans le dédale des ruelles au son de la musique qui s’élève dans l’air tendre de ce soir d’été.
Au détour de la dernière rue qu’elles viennent de laisser, la chanson et la musique qui l’accompagne, s’enflent d’elles-mêmes. C’est bien là ! Le petit groupe musical joue à perdre haleine et la chanteuse, est au bord de la fausse note. Mais qu’importe, elles sont venues pour s’amuser et le décorum les laisse indifférentes. Le regard de Maria a vite fait le tour de la petite place et s’est arrêté, comme suspendu, sur un beau garçon, noir de cheveux sous la casquette, portant la moustache. Il est appuyé, nonchalant contre un reverbère. Elle se penche vers son amie pour lui faire part de sa dé-couverte sans s’apercevoir que son regard a croisé celui d’Antonio, et que ce seul coup d’œil pourtant furtif, a suffi pour déclencher un raz de marée d’amour dans leurs coeurs !
Un moment après, Antonio s’approche des deux jeunes femmes et, sans ambages, prend la main de Maria pour l’entraîner sur la piste de danse. Main dans la main, les yeux dans les yeux, la musique et les notes passeront en un éclair, subjugué l’un par l’autre. La soirée défilera sans temps mort et ils se retrouveront, assis l’un contre l’autre sur un banc de pierre, à parler de leur arrivée à Oran, de leur village respectif, de leurs parents. Puis des moments de profond silence, d’union par la pensée, seuls au monde. Des papillons de nuit, virevoltant dans la lumière crue qui tombe des lanternes encore éclairées, s’approchent d’eux, sans troubler l’instant fragile de leur rencontre.
Ils se promettent avant de se séparer, de se revoir dès qu’ils le pourront.
C’est ce qu’ils firent pendant de longs mois, à l’abri des regards, se cachant pour mieux s’aimer.
L’avenir est le berceau de l’amour naissant.